ALEXANDRINE TINNE, UN VENT DE LIBERTÉ
Riche héritière, pionnière de la photographie, aventurière et exploratrice amateure, Alexandrine Tinne est un des personnages les plus passionnants de La Haye.

Alexandrine Tinne, par Robert Jefferson Bingham, 1860
“Il y a ici des dames hollandaises qui voyagent sans aucune escorte de messieurs. Elles sont très riches et ont loué le seul bateau à vapeur pour 1 000 livres sterling. Elles doivent être folles ! Une jeune femme est même restée seule avec la tribu Dinka. Elles doivent vraiment être folles”.
Les “folles” dont parle Samuel White Baker, un explorateur anglais, sont bien loin de leur maison de Lange Voorhout mais c’est davantage l’esprit d’aventure que la folie qui les a conduites jusqu’en Afrique.
Alexandrine Tinne, et sa mère, Henriette, voyagent depuis toujours. Née en 1835, Alexine, comme on la surnomme, partage son enfance entre La Haye à la belle saison et les cités ensoleillées du sud de l’Europe en hiver. La mort de son père en 1844 ne freine pas l’élan voyageur d’Alexine et de sa mère. Au contraire. Elles profitent de la fortune dont elles héritent pour découvrir l’Europe. Rome, Paris, Londres figurent parmi leurs destinations préférées.

Alexandrine au Manège de La Haye, 1860
Du Nord au Sud
En 1854, à tout juste 19 ans, Alexine entend pimenter leurs voyages. Elle entraîne sa mère dans un premier périple vers le Grand Nord. Une aventure qui oscille, comme toujours avec les Tinne, entre voyage de luxe et expédition. Capables de se déplacer en traîneau ou en charrette comme en train, les deux femmes s’entourent d’un personnel nombreux apte à emporter partout des meubles, un lourd lit en fer, des tapis, des robes en nombre et, indispensable de l’indispensable, des tableaux ! Après le septentrion, Alexine renverse la boussole et se dirige plein sud. Elle se rend à Berlin, puis à Venise, pour enfin embarquer à Trieste avec sa mère pour l’Afrique. Un nouveau monde s'offre alors à elles.
“Une fois à terre, nous avons pris un omnibus jusqu’à l’hôtel à travers des rues entièrement turques pleines de boutiques et de commerçants assis par terre fumant leurs longues pipes, avec des chameaux et des ânes chargés !”, écrit Alexine. Sa mère est davantage interpellée par “des créatures à la peau noire portant toutes les tenues possibles ou dénudées”.
Elles jouent quelques temps aux touristes, notamment en descendant le cours du Nil à bord d’un dahabieh piloté par un homme qui “a fait son premier voyage avec Champollion”. La croisière les emmènera jusqu’à Assouan. Sur le retour, une halte à Louxor donne une nouvelle idée à Alexine. Elle veut rejoindre la Mer Rouge. Rien de plus facile. il suffit de marcher tout droit sur 200 kilomètres !
La balade va tout de même durer dix jours. “Imaginez une caravane de dix-sept chameaux et dromadaires, trois ânes et vingt personnes… Imaginez votre sœur montée sur un tel animal et faisant des voyages de huit à neuf heures par jour. J'étais très fatigué, mais la Mer Rouge en valait la peine”, résume Henriette.
Le Moyen-Orient
De retour au Caire, après plus de trois mois d’absence, nos deux aventurières prennent la direction du Moyen-Orient. Jaffa, Jérusalem, Nazareth, Beyrouth, elles veulent tout voir. Alors que sa mère fête ses soixante ans, Alexine la convainc de revenir en Egypte pour prendre le départ d’une nouvelle expédition. Cette fois, elle vise le Soudan. Mais si elles parviennent jusqu’au temple d’Abou Simbel, elles ne parviennent pas à franchir la deuxième cataracte. Légèrement frustrée, Alexine accepte toutefois de rebrousser chemin et de revenir, enfin, à La Haye.
Elle profitera des quatre années suivantes pour s’adonner à une autre de ses passions : la photographie. Pionnière en la matière, elle se fabrique sa propre chambre noire dans une diligence qui la suit partout en ville. On lui doit des clichés particulièrement intéressants (voir plus bas).
Mais on ne saurait tenir longtemps une lionne en cage. Les envies d’ailleurs refont vite surface. Alors en 1861, la maison de Lange Voorhout se prépare pour un nouveau voyage. Cette fois, Alexine n’emmène pas que sa mère. Sa tante fait partie du voyage. Et ce n’est rien de dire qu’elle n’y était pas préparée. “La pauvre tante Addie ne savait plus quoi faire. Imaginez qu'elle avait si peur de tout, si terriblement peur de se retrouver parmi des gens et des choses qui ne ressemblaient pas à ce qu'elle connaissait, qu'elle était complètement hors d'elle et qu'on ne pouvait presque plus la faire sortir de l'hôtel…”

Expéditions en Egypte et au Soudan d'Alexandrine (Journal de la Société de Géographie, 1874)
"Tirer sur un hippopotame"
Le projet suit néanmoins son cours, avec Khartoum à nouveau comme point de mire. L’expédition n’a rien d’anodin si l’on en croit son inventaire : 32 caisses de meubles, des provisions pour un an, quarante barils d'eau, de la monnaie de cuivre, cinq chiens et un arsenal d'armes. Alexine fera d’ailleurs l’acquisition d’une “superbe carabine pour la chasse au gros gibier, car ce serait dommage quand on est au Soudan de ne pas tirer sur un hippopotame ou un rhinocéros”.
Ces dames disent rapidement au revoir au luxe. Elles marchent sur les pas des grands explorateurs qui sont au même moment en train de chercher la source du Nil. Alexine, sa mère et sa tante prennent les mêmes risques.
Elles découvriront dans ces terres lointaines la dure loi de l’esclavage. “Tous les commerçants arabes et la plupart des Européens ont des soi-disant gardes du corps, tous chasseurs d'esclaves, qui incendient les villages et pillent tout ce qu'ils trouvent. Ils rassemblent des centaines de nègres dans les navires où ils sont secrètement cachés afin de les faire entrer clandestinement dans les États du vice-roi”. La condition de ces hommes voués à la servilité la trouble. “Tous étaient nus et les hommes portaient de lourdes chaînes autour du cou qu'ils ne pouvaient soulever seuls. Mais ce qui nous frappait le plus, c'était leur maigreur, indescriptible”.

Expédition à travers le Bahr el-Ghazäl (Journal de la Société de Géographie, 1874)
"Un grand espace sans nom"
Elles continuent néanmoins leur chemin jusqu’à Gondokoro, dans le Sud Soudan, mais ne peuvent aller plus loin. Nouvelle déception pour notre aventurière qui doit s’en retourner à Khartoum.
Tenace, Alexine ne s’avoue pas vaincue. Elle prépare aussitôt une nouvelle expédition vers l’inconnu. “Si vous prenez les cartes devant vous, vous verrez qu'au sud-ouest, en direction de l'équateur, il y a un grand espace sans nom. C'est là que nous voulons aller. Jusqu'où irons-nous, je l'ignore”, écrit-elle à sa famille.
Le 25 février 1863, les trois dames sont à nouveau en route. Les dangers sont toujours là mais Henriette n’en a cure. “Alexine supporte très bien le voyage. Elle a une civière avec un auvent pour se protéger du soleil, et un matelas par-dessus, ce qui lui permet de se reposer très confortablement et de faire souvent une sieste réparatrice… Le sol est riche en fleurs, et il y a des bouquets d'arbres si élégants et si nets que je doute qu'on puisse en trouver de meilleurs en Angleterre”.

L'équipage de la Mouette, le bateau d'Alexandrine Tinne en Algérie (1866)
Deuils en série
Quelques mois plus tard, l’ambiance se fait plus froide. Henriette tombe malade. Alexine croit en sa guérison mais, au matin du 22 juillet, “elle dormit anormalement longtemps. Je suis allée la voir plusieurs fois, mais je ne voulais pas la réveiller, jusqu’à ce que finalement le domestique s’approche et annonce sa mort”.
Alexine perd également Flora, une domestique qu’elle connaissait depuis toujours. Une autre de ses servantes trouvera la mort sur le chemin du retour vers Khartoum.
Par la suite, elle vit quelque temps au Caire avec un entourage arabe. Un oncle lui propose de revenir à La Haye mais elle préfère mettre les voiles pour Alger.
Là, elle se passionne pour les Touaregs jusqu’à rencontrer Ichn Uchen, le chef des Touaregs du Tassili N’Ajjer. Alexine est sous le charme. “Avec le paysage sauvage de la vallée en arrière-plan, je n'ai jamais rien vu de plus magnifique, cette variété de couleurs, cette allure guerrière, ces décorations uniques et ces élégants dromadaires au long cou de serpent. Je ne peux pas le décrire !”.
Après une première entrevue, qui aura tout de même duré quatre jours, Alexine et Ichn Uchen doivent se revoir pour préparer une future expédition.
Alors qu’elle se rend au rendez-vous, Alexine croise la route de cavaliers qui viennent à sa rencontre. Elle les pense envoyés par Ichn Uchen mais, en réalité, ils appartiennent à une tribu ennemi. La garde d’Alexine ne résiste pas à leur assaut et la jeune femme de 33 ans est tuée dans l’échaufourrée.
L'aventure s’arrête ainsi, en plein désert. Son corps ne sera jamais retrouvé. On placera néanmoins une urne contenant du sable du Sahara dans le caveau familial du cimetière Oud Eik en Duinen de La Haye.
Son destin pourrait paraître tragique mais, à en croire la première intéressée, ce n’est pas si affreux que ça… Un an plus tôt, elle écrivait ceci. “Je n'ai jamais compris le bonheur de vieillir. Je l'ai toujours trouvé triste – même dans les circonstances les plus heureuses – et l'idée de mourir heureuse et courageuse, par arme à feu ou par arme blanche, ne me paraît pas affreuse…”
Photographies d'Alexandrine Tinne conservées aux Archives municipales

Lange Voorhout vu depuis le Pageshuis en direction de l'Hôtel des Indes (1860)


Lange Voorhout, côté est avec vue sur le théâtre (1861)

Gevangenpoort et Plaats (1861)
Noordeinde à la hauteur du palais, avec les anciens bâtiments gothiques (1861)