LES DRÔLES DE TÊTES DES PHARMACIENS

Aux Pays-Bas, les pharmaciens d’antan avaient tous des drôles de têtes. Pas gênés pour un sou, ils les accrochaient juste au-dessus de la porte de leur boutique.
On peut encore voir quelques-unes de ces têtes intriguantes, vestiges d’un temps où les charlatans concurrençaient les apothicaires et les droguistes.
L’une d’elles trône au beau milieu de la devanture de la “Drogisterij van der Gaag” sur Dagelijkse Groenmarkt, à La Haye. Coiffé d’un bonnet à grelots, le personnage observe les clients pénétrer dans la boutique, les yeux fixes et la bouche grande ouverte.

Autant de gapers que de boutiques
Ce “gaper” -un bâilleur- se retrouve aujourd’hui plutôt isolé alors qu’on aurait pu en voir à tous les coins de rue dans les siècles passés. Les tout premiers sont installés au XVIème siècle comme signes distinctifs. A une époque où les maisons ne sont pas encore numérotées, les gapers servent de points de repère. Les commerces, les artisans ou bien encore les apothicaires guident ainsi leurs clientèles jusque chez eux.
A partir du XVIIIème siècle, les gapers deviennent quasi exclusivement l’apanage des professionnels du remède. Pour autant, les gapers ne vont pas se faire moins originaux. Chaque boutique possède son propre gaper qui appartiennent chacun à différents modèles déclinés à l’envi.

Maures aux trousses
On trouve ainsi des “Musulmans”, des “Maures”, des gapers en uniforme, des bouffons, des charlatans et des apothicaires ! Les Musulmans et les Maures étaient les plus fréquents. Les Musulmans prenaient comme modèles les Ottomans tandis que les Maures figuraient davantage les habitants du Maghreb puis, par extension, ceux de l’Afrique Noire. Ces sources d’inspiration se traduisent dans les vêtements portés par les gapers. Coiffés de turbans emplumés ou emperlés, les gapers portent des tuniques orientales. Leur teint de peau est foncé voire noir pour les Maures.
Mais que viennent donc faire les Maures et les Musulmans dans les pharmacies du XVIIIème siècle ? Apporter les matières premières ! L’Empire Ottoman est un fournisseur de choix pour nombre de composants médicinaux exotiques. Depuis Constantinople et toutes les possessions africaines et asiatiques de ce vaste Empire arrivent en Europe des produits précieux comme l’aloe vera, la séné, l’opium, la coloquinte, le safran, le curcuma, l’encens, la myrrhe, etc…

Curieux gapers
Mais même s’il est habillé à l’orientale et qu’il en a le teint, le gaper représente parfois des personnes bien moins exotiques. Il pourrait ainsi être un portrait moqueur des curieux qui trouble la quiétude des pharmaciens. Il faut s’imaginer ces apothicaires et ces droguistes, installés devant leur pas de porte, afin de préparer leurs potions, pilules et autres remèdes plus ou moins miracles. La taille des échoppes et la luminosité relative des arrière-boutiques les obligent souvent à travailler dans la rue. Manipulant des produits plus ou moins rares, et donc plus ou moins coûteux, les pharmaciens n’aimaient pas être entourés de curieux, dont la fascination pour leur préparation était surtout synonyme de déconcentration. Alors pour se moquer de ces voyeurs, qui ne devenaient pas pour autant des clients, les pharmaciens les ont singés en gapers. Un court poème inscrit sur un bâtiment de Middelburg en Zélande en 1698 tend à le prouver : “Tu me regardes bouche bée, je te regarde bouche bée. Bien que mon être soit abominable, je suis, comme tu peux le constater, créé comme les habitants qui restent bouche bée”.

Pompons et bouffons
Quand un gaper porte un bonnet, avec ou sans pompon, c’est le pharmacien qui se caricature lui-même comme un personnage excentrique. Dans les boutiques d’apothicaire d’alors, on trouve évidemment de quoi se soigner, plus ou moins efficacement, mais aussi nombre d’objet plus ou moins incongrus comme des animaux empaillés, des oeufs d’autruche, des dents de poisson ou des plumes de paon… Le propriétaire des lieux ne peut alors être qu’un personnage pour le moins étonnant.
Enfin, le graper peut encore représenter un autre personnage du monde médical des siècles passés : l’assistant du charlatan. Commerçant ambulant dispensant ses propres médications, le charlatan se balade toujours accompagné d’un assistant habillé en bouffon, ou d’un singe, chargé d’amuser la foule mais aussi de faire la démonstration de l’efficacité, ou de la non-dangerosité, des médicaments vendus. Les gapers habillés en bouffon sont un clin d'œil railleurs des sérieux apothicaires et droguistes aux farfelus charlatans.

Moritz Calish, Vendeur itinérant de médicaments . Aquarelle, vers 1860
Des têtes tombent
Face à la multiplication des pharmacies et des drogueries au XIXème siècle, le métier devient moins rentable et les échoppes commencent à disparaître, emportant avec elles leur gaper. En parallèle, la nouvelle loi sur l’exercice de la médecine de 1865 encadre plus sévèrement le monde de la pharmacie, uniquement accessible désormais avec un diplôme officiel. Les pharmaciens professionnels vont rapidement abandonner les gapers aux droguistes, limitant encore leur nombre.
Ces dernières années, les survivants ont encore de quoi se faire du mouron. Livrés aux éléments, ces sculptures en bois nécessitent une grande attention et un entretien fréquent pour résister au temps. Mais même avec cela, les gapers restent la cible des vandales.
Devenus plus que rares, ces gapers ne montrent plus leurs bobines qu’aux véritables chasseurs de têtes alors, si vous voulez apercevoir un de ces facétieux bonhommes à la bouche béante, ouvrez bien les yeux !