DRAME COREEN A LA HAYE !

Conférence de la Paix, 15 juin 1907, Ridderzaal, La Haye
Si vis pacem para bellum !
“Les Egyptiens avaient coutume de placer un squelette à leur table de festin, pour rappeler aux joyeux convives la vanité des choses mortelles. La Conférence de La Haye, par faveur spéciale des Dieux immortels, a l’avantage de posséder un aide-mémoire semblable”. William T. Stead commence par ces mots la Une du Courrier de la Conférence de la Paix du vendredi 5 juillet 1907.
La Seconde conférence de la Paix a débuté le 15 juin de cette année-là. Huit ans après la première édition, les pays parmi les plus puissants au monde se réunissent à nouveau pour tenter de prévenir la guerre et de renforcer la paix. Un objectif tout aussi noble que difficile à tenir. L’époque est au colonialisme et à l’expansion territoriale. Les pays semblent tous suivre la fameuse expression latine : si tu veux la paix, prépare la guerre !

Première guerre sino-japonaise, 1894 à 1895
Un espoir de paix
Néanmoins, cette Conférence de la Paix demeure une source d’espoir pour les pays trop faibles pour se défendre seuls et la Corée en fait partie.
En 1907, le pays n’est plus qu’un protectorat japonais. Le Pays du soleil levant ne connaît plus de limite. Il s’est hissé à la hauteur des nations les plus puissantes du globe en quelques décennies seulement. En 1895, il vainc la Chine. Dix ans plus tard, il impose un protocole à la Corée qui légitime la présence de son armée sur son territoire. Sûr de sa force, le Japon affronte, toujours en 1905, la Russie et remporte une victoire qui fera date. Plus rien ne l’empêche alors de faire de la Corée un protectorat.
Ainsi, en 1907, la Corée place ses derniers espoirs d’indépendance dans cette nouvelle Conférence de la Paix. Le pays figure d’ailleurs sur la liste des invités et se prépare pour ce rendez-vous de la dernière chance. Malheureusement, le pays hôte ne désire pas froisser le Japon. Ainsi, les Pays-Bas ne transmettront jamais de carton d’invitation à la Corée.

Guerre russo-japonaise, 1904-1905
Des émissaires secrets
Les Coréens ne s’avouent pas vaincus pour autant. Leur Empereur envoie secrètement trois émissaires -Yi Jun, Yi Sang-sol et Yi Wi-jong- à La Haye. C’est un de ces émissaires que décrit Stead dans son article. “Aujourd’hui, assis à la porte close du Ritterzaal, se trouve l’équivalent moderne du squelette d’antan, en la personne du Prince coréen Yi [Wi-jong]. C’est un prince cultivé, parlant plusieurs langues, un homme énergique, plein d’intense vitalité. Au physique, il ne ressemble point à un squelette à tête de mort. Mais jamais spectre hideux de la vieille Memphis ne fut mieux calculé pour jeter la froide terreur dans les cœurs des convives. Le Prince Yi est le ricanement incarné des illusions généreuses de la Foi Ardente. Il est le point d’interrogation moqueur que le Destin appose aux Traités. Il est surtout l’Esprit de négation, un Méphistophélès moqueur errant sur le seuil du Parlement de la Paix”.

Yi Jun, Yi Sang-sol et Yi Wi-jong
“Ressemblant à nos Javanais”
Yi Wi-jong, tout comme ses deux collègues, dispose de toutes les qualités pour porter la parole de son pays. Il a déjà occupé les postes d’Ambassadeur de Corée à Washington et à Saint-Pétersbourg. Sa culture et son sens de la négociation n’échappent à personne dans son pays comme à La Haye. Et on lui prête d’autres qualités moins essentielles aussi… Un journal néerlandais le décrit ainsi comme un “jeune homme d’apparence très agréable, aux cheveux d’un noir de jais, au teint jaune et ressemblant à nos Javanais”.
Avec ses deux collègues, Yi Wi-jong s’installe début juin sur Wagenstraat dans l’hôtel De Jong*. Dès leur arrivée, les diplomates sollicitent une entrevue avec le ministre des affaires étrangères néerlandais. M. de Beaufort répond à l’invitation et se rend dans l’hôtel, un “café avec un hébergement de quatrième ordre” note-t-il dans son journal, où il est accueilli par “une jeune femme aux airs pas trop puritains”.
L’entretien ne donne rien. Le ministre ne peut leur être d’aucune aide. Ils se tournent alors vers le président de la Conférence de la Paix. Sans succès, encore une fois… Le comte Alexandre Nelidov leur explique ne pouvoir recevoir que les délégations officielles.

Manifestement efficaces !
Les Coréens sortent alors leur dernière arme : un manifeste. Rédigé avant même leur arrivée à La Haye, le document, écrit en français, la langue diplomatique de l’époque, reprend toutes les doléances de leur pays face à l’occupation japonaise.
Bien que les nations rassemblées à La Haye n’entendent pas les écouter, les émissaires coréens ne vont pas se gêner pour faire du bruit ! Leur manifeste provoque ainsi de vives discussions dans la presse et l’écho de ces disputes se propage jusqu’au cœur des délégations officielles.
“Pourquoi troubler la sérénité de cette assemblée par votre sinistre présence” demande ironiquement Stead à Yi Wi-jong en référence à cette initiative diplomatique. “Je viens, répond le diplomate, d’un pays lointain, pour voir si par hasard je pourrai trouver ici le Dieu du Droit, de la Justice et de la Paix, dont on dit que l’autel est à La Haye”.
Amer, Yi Wi-jong dénonce sans détour l’hypocrisie des règles internationales. “Que sont les Traités ? Je vais vous le dire, je le sais, moi ! Pourquoi la Corée est-elle exclue de la Conférence ? Parce que les Traités ne sont faits que pour être violés !”. La loi du plus fort demeure la règle selon le diplomate. “Pourquoi faut-il que la Corée soit sacrifiée ? Parce qu’elle est faible. Pourquoi faut-il que le Japon puisse fouler au pied toutes ses obligations et tous ses traités ? Parce qu’il est fort ! Alors pourquoi parler de justice et de droit et de lois ? Pourquoi ne pas avouer franchement et de suite que le canon est votre unique loi et que les forts ne peuvent pas être coupables ?”.

L’empereur de Corée Gojong
Mort, abdication…
Résigné, Yi Wi-jong ne peut que tomber dans le pessimisme. “Le fait que me voilà ici, assis à la porte, n’est que le signe du sort qui attend tout pays qui a confiance dans le Dieu du Droit, de la Justice et de la Paix, au lieu d’avoir confiance en sa propre épée”.
Et la suite ne lui donnera pas davantage d’espoir. Son collègue, Yi Jun décède subitement le 14 juillet. Les causes de sa mort restent encore aujourd’hui mystérieuses. Un simple abcès à la joue aurait eu raison de l’homme…
Yi Wi-jong a donné sa propre version des faits. “C’est une grande perte pour moi mais un malheur encore plus grand pour ma patrie. Yi Jun était un de ces patriotes dont tout pays aurait pu être fier. Un patriote et un martyr, car il est mort de chagrin. Il avait une constitution de fer, mais les malheurs de son pays, les outrages cruels que nous avons subis de la part des Japonais ont tellement impressionné son âme patriotique qu’il ne pouvait plus vivre. Des jours et des jours avant sa mort, il n’a plus pris de nourriture. L’abcès dont il souffrait était insignifiant”.

…et annexion !
A ce malheur vint s’ajouter un dernier drame. Le Japon, troublé par l’intervention de la Corée à La Haye, décide d’attaquer le problème à la source. Il provoque l'abdication de l’empereur Gojong qui laisse sa place à son fils, Sunjong. Plus docile, ce dernier monte sur le trône le 20 juillet. Son premier édit, sans surprise, retirera toute légitimité aux trois émissaires.
Après que son compatriote Yi Jun ait été inhumé au cimetière de Nieuw-Eikenduinen, Yi Wi-jong repartira vivre en Russie. C’est depuis sa résidence de Saint-Pétersbourg, à des milliers de kilomètres de la Corée, qu’il apprendra, le 22 août 1910, l’annexion de son pays par le Japon…
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*L’hôtel De Jong qui accueillit les trois émissaires coréens est devenu un musée. Situé au 124 de la Wagenstraat, le Yi Jun Peace Museum est dédié à Yi Jun qui mourut ici même en 1907 et, plus globalement, à la paix dans le monde.