MAX HAVELAAR, C'EST FORT DE CAFE

Il est possible que le nom de Max Havelaar vous emmène immédiatement, au moins par la pensée, jusque dans les rayons d’un supermarché en quête d’un produit estampillé de ce label de commerce équitable.
Créé en 1988 aux Pays-Bas, le label a de fait réussi depuis à imposer son nom dans l’esprit des consommateurs. Membre du réseau international Fairtrade auquel appartiennent d’autres labels porteurs de la même philosophie humaniste, Max Havelaar reste depuis près de quarante ans un formidables appui pour les agriculteurs et les petits producteurs du monde entier.
La belle œuvre
En choisissant le nom de Max Havelaar pour désigner le label qu’ils fondaient, Frans van der Hoff et Nico Roozen ont pris comme référence un roman du XIXème siècle qui fit grand bruit aux Pays-Bas : Max Havelaar ou Les ventes aux enchères de la Compagnie néerlandaise de commerce. Cette œuvre, écrite en 1860, a profondément marqué les esprits néerlandais.

“Ce fut en 1860, en plein hiver, à Bruxelles, sur une table sale
et boiteuse d’estaminet que j’écrivis mon max Havelaar,
au milieu d’un tas de buveurs, de farauds, débonnaires mais inesthétiques.
Je venais de traverser quatre années longues et difficiles
en m’efforçant de produire quelque chose qui pût améliorer la situation
sous laquelle se courbe le Javanais”
De rudes portraits
Le sujet du livre n’a donc rien d’anodin. Il attire, avec force, le regard sur l’exploitation outrageuse des populations locales dans les Indes néerlandaises, l’actuelle Indonésie. L’ouvrage dresse ainsi l’inventaire des mauvaises pratiques des fonctionnaires exerçant sur place mais aussi des potentats autochtones qui profitent des vices du système pour s’engraisser sur le dos de leurs compatriotes. Les portraits rudement croqués de ces hommes, qu’ils soient européens ou asiatiques, s’avèrent rarement flatteurs mais finalement assez réalistes.

Edouard Douwes Dekker
Autobiographie romancée
Signé sous un pseudonyme -Multatuli- et naviguant entre réalité et fiction, le livre demeure un objet assez unique. L’auteur, Edouard Douwes Dekker, sans jamais le dire de façon nette au lecteur, donne ici une version “romancée” de sa propre vie. Max Havelaar, le personnage éponyme du roman, n’est autre que lui-même.
idéaliste, sensible au destin douloureux des peuples sous domination néerlandaise, Max est un de ces nombreux fonctionnaires à devoir gérer la bonne marche de l’Indonésie, notamment en termes économiques, le nerf de la guerre et la raison principale de la présence néerlandaise en Asie. Mais, à la différence de bien d’autres, Max Havelaar n’accepte pas les abus permanents dont les populations locales ont à souffrir. Emprunt de la pensée de son siècle, des clichés et a priori qui y sont liés, Max Havelaar parvient malgré tout à penser autrement.
“Un Lippu
-pour employer un terme plus poli, il me faudrait dire :
un soi-disant enfant indigène ; on me permettra de me servir de la première expression à laquelle je désire enlever tout sens blessant, ne voyant pas, après tout, quelle signification blessante peut avoir ce mot là-
un Lippu a beaucoup de bon ; l’Européen en a tout autant. tous les deux ont des défauts. Ils se ressemblent donc, en cela.
Mais le bon et le mauvais qu’ils possèdent tous les deux se ressemblent si peu, qu’en général leur conversation ne peut leur procurer aucun agrément réciproque. En outre, le Lippu manque le plus souvent d’instruction.
Il n’est pas question de savoir ce que serait l’Européen, si dès son enfance on l’avait arrêté dans son développement intellectuel ; mais il est certain que l’ignorance primitive du Lippu est le principal obstacle qui l’empêche de marcher de pair avec l’Européen, même là, où comme individu, il mériterait la préférence dans une question de civilisation, de science ou d’art”.
Incompréhension
Max Havelaar, et son auteur avant lui, sont en rupture avec la pensée conventionnelle. Incapable de s’arranger des mensonges qui maintiennent en place le système colonial, les deux se heurteront de plein fouet à la masse de tout ceux qui s’en accomodent. L’Indonésie apparaît finalement pour la majorité comme une terre fertile à exploiter le plus efficacement possible afin que chacun en retire un maximum de richesse. Le consommateur aux Pays-Bas entend ainsi avoir accès à des produits comme le café à moindre coût et en abondance. Le marchand d’Amsterdam désire vendre ce café en conservant une marge plus que significative. Le négociant, pour assurer son gagne-pain, doit assurément s’approvisionner à moindre coût puisqu’on lui demande de vendre à bon prix. Alors, logiquement, le producteur, le paysan, n’a d’autres choix que de céder pour presque rien ce qu’il a créé de ses mains. Et lui ne peut se retourner contre personne puisqu’il est le dernier, bien qu’en réalité le premier, maillon de cette chaîne absurde.

Mensonges d’Etat
La politique, intrinsèquement liée à l’économie, suit une voie tout aussi tortueuse. Les Indes néerlandaises doivent demeurer le joyau de la couronne. Leur développement ne peut qu’être vertueux et harmonieux. Alors chaque fonctionnaire, à quelque étage qu’il soit, va maquiller la réalité pour la rendre la plus agréable possible à son supérieur. Les aménagements, les omissions, les mensonges vont grimper ainsi la voie hiérarchique, prenant de plus en plus d’ampleur, pour, qu’au final, le roi puisse lire avec plaisir que ses colonies se portent toujours à merveille. S’il avait été attentif, il aurait pu voir, par exemple, certaines années, que ses colonies exportaient davantage de riz qu’elles n’en produisaient ! La bonne santé économique d’une région étant jugée sur la différence entre ses importations et ses exportations, les fonctionnaires maquillaient régulièrement les chiffres jusqu’à obtenir un excédent… Des famines naquirent de ces absurdités comptables !

“Oui, moi, Multatuli -qui ai supporté tant de choses- je prends la plume. [...]
Je veux être lu. Oui, je veux qu’on me lise.
Je veux être lu par les hommes d’Etat, qui sont obligés d’étudier les signes de leur temps…
par les hommes de lettres dont le devoir est de jeter les yeux sur un livre dont on dit tant de mal…
par les commerçants, qui sont intéressés dans les ventes de cafés…
par les femmes de chambre, qui me loueront pour deux ou trois sous…
par les Gouverneurs-généraux en retraite… par les ministres en activité…
par les valets de chambre de ces Excellences….
par les missionnaires, qui selon l’antique usage, diront que j’attaque le Dieu tout puissant, là où je me révolte et me soulève contre un dieu, fait à leur image…
par les membres de la représentation nationale, qui doivent savoir ce qui se passe dans le grand empire, qui, au-delà des mers, appartient au Royaume de Hollande”.
Viré !
Edouard Douwes Dekker publie donc bien un livre choc, et en toute connaissance de cause. L’usage d’un pseudonyme ne retire rien à la force de son message.
Mais s’il prend fait et cause pour les colonisés et les exploités, il faut aussi comprendre que Dekker défend également sa propre personne. Tout comme son héros, sa carrière a été pour le moins flottante et heurtée. Sa fin sera tout aussi brutale. Refusant une mutation qu’il estime injustifiée, il reviendra en Europe frustré et passablement endetté. Embarrassé par sa “déchéance”, il préfèrera d’ailleurs poser ses valises en Belgique plutôt qu’aux Pays-Bas.
Max Havelaar existe aussi pour redorer le blason de son auteur et, pourquoi pas, lui offrir la vie qu’il estime devoir être la sienne. Dekker négociera, et d’autres négocieront en son nom, la non-publication de son livre en échange, notamment, d’un poste et d’une certaine reconnaissance publique. Il n’obtiendra rien de tout cela.
Il en nourrira évidemment une grande amertume mais, s’il faut voir le côté positif des choses, cela le motivera à faire la promotion de son livre et des idées qui l’habitent bien après la parution du livre. Dans une des nombreuses rééditions, on peut y lire notamment un dernier commentaire à l’adresse du roi, une dédicace bien particulière :
“C’est à vous que je dédie mon livre, Guillaume III, Roi, Grand-Duc, Prince… plus que Prince, Grand-Duc et Roi… Empereur du magnifique Empire d’Insulinde, de cet Empire, qui se déroule autour de l’équateur, comme une ceinture d’émeraudes… C’est à vous que je demande en confiance : est-ce par votre volonté impériale que là-bas vos trente millions de sujets sont maltraités, et pressurés en votre nom ?”
